L’absence et le rien chez Paul Celan et Roger Munier

par Chantal Colomb-Guillaume

en hommage à Martine Broda [1]

En avril 1955, Paul Celan a rencontré à Paris chez un ami qui travaillait pour la revue Dokumente Roger Munier, lequel avait publié deux ans plus tôt la première traduction française de Über den Humanismus. Lors de la conversation, Roger Munier apprend à Celan que Heidegger admire beaucoup sa poésie, ce qui ne pouvait que toucher Celan qui de son côté lisait Heidegger comme le prouve le livre, La Bibliothèque philosophique [2], qui recense les lectures et les annotations des ouvrages philosophiques lus par Paul Celan. A partir de 1955 où Celan lui dédicaça Von Schwelle zu Schwelle, Roger Munier lut chaque recueil du poète en langue allemande dès sa parution et entretint ensuite des relations amicales avec Martine Broda, première traductrice française d’un recueil de Paul Celan, Die Niemandsrose. Celan ne put connaître l’œuvre poétique de Roger Munier qui ne fut véritablement diffusée qu’à partir de 1970. Cependant leurs deux œuvres, par delà leur différence formelle, présentent une parenté évidente si l’on s’intéresse aux questions de l’absence et du rien (Nichts). Nous voudrions donc nous interroger sur la place et le sens pris par ces termes dans l’œuvre des deux auteurs. Bien sûr, chez Celan, la référence constante à l’absence renvoie à la Vernichtung, à l’extermination des Juifs par les nazis, mais cette lecture de l’absence dans la poésie celanienne, pour essentielle et dominante qu’elle soit, ne suffit pas à l’interprétation de ses poèmes. La culture de Celan, on le sait, était très vaste, ce qui donne à sa langue un caractère polysémique et oblige à une lecture plurielle de son œuvre. Roger Munier, quant à lui, est catholique et n’a pas vécu une telle expérience même si la guerre ne l’a pas épargné puisqu’en 1943 il a failli être fusillé, tenu sous la menace d’une mitraillette pendant une heure à Faverney lors d’une expédition punitive. Si l’on considère la relation entre l’absence et la Vernichtung comme établie depuis longtemps par la critique celanienne, nous pouvons alors interroger les œuvres de Paul Celan et de Roger Munier selon d’autres perspectives qui les rapprochent. En effet, l’absence peut se lire aussi à un niveau psychanalytique, comme celle de la mère chez Celan et celle du père chez Roger Munier. L’absence devient alors l’absente ou l’absent, personne sans visage, perdue dans l’invisible, qui vient sans cesse inquiéter l’œuvre par des images ou des visions obsédantes de la mort. Mais les deux œuvres sont aussi hantées par le rien, le Nichts, parfois substantivé chez Celan de même qu’il l’est chez Roger Munier. Le Nichts peut certes s’interpréter en référence à l’hassidisme mais il convient peut-être aussi de s’arrêter sur les lectures de Maître Eckhart qu’atteste La Bibliothèque philosophique de Paul Celan. Roger Munier, traducteur de Silesius, est aussi un lecteur de Maître Eckhart, en français mais aussi dans l’édition allemande de Josef Quint. Le rien ou le Nichts n’a-t-il pas alors une parenté, une proximité, par delà les différences culturelles?

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Le concept d’absence n’a pas un statut philosophique aussi important que celui de présence que l’on trouve chez Heidegger sous deux formes, celle assez objective de Anwesenheit dans Sein und Zeit et celle de Präsenz, plus subjective car chargée de connotations diverses (religieuses, mystiques, poétiques…) dans Wozu Dichter? Il est en revanche attesté en psychanalyse, d’abord chez Freud dans plusieurs essais. Parmi les plus importants, nous pouvons citer la Traumdeutung ou Jenseits des Fort-da Prinzips.

Gestorben sein heißt für das Kind, welchem ja überdies die Szenen des Leidens vor dem Tode zu sehen erspart wird, so viel als « fort sein », die Überlebenden nicht mehr stören. Es unterscheidet nicht auf welcher Art dise Abwesenheit zu Stande kommt, ob durch Verreisen, Enttlassung, Entfremdung oder Tod. [3]

Freud montre le rôle de l’entourage, de la société, dans la relation de l’enfant à la mort. Pour l’enfant, qui n’a pas assisté à l’agonie du défunt, la mort se confond avec l’absence. Pour un adulte qui ne peut avoir aucun contact avec la mort de l’être cher, cette mort va aussi être vécue comme absence, une absence impensable comme le montre la poésie de Celan. C’est dans une note de Jenseits des Fort-da-Prinzips que Freud analyse la relation entre l’absence et le comportement de l’enfant. Seul abwesend est employé mais l’ensemble du texte est une réflexion sur l’absence de la mère qui permet de mieux comprendre la relation entre l’absence, comme intériorisation de la mère absente, et l’autodestruction:

Diese Deutung wurde dann durch eine weitere Beobachtung völlig gesichert. Als eines Tages die Mutter über viele Stunden abwesend gewesen war, wurde sie beim Wiederkommen mit der Mitteilung begrüßt: Bebi o–o–o–o!, die zunächst unverständlich blieb. Es ergab sich aber bald, daß das Kind während dieses langen Alleinseins ein Mittel gefunden hatte, sich selbst verschwinden zu lassen. Es hatte sein Bild in dem fast bis zum Boden reichenden Standspiegel entdeckt und sich dann niedergekauert, so daß das Spiegelbild »fort« war. [4]

Ce qui est intéressant dans la note de Freud, ce n’est pas seulement la découverte par l’enfant du sens de l’absence, c’est aussi le jeu qui associe l’absence de la mère à la possibilité de se faire disparaître soi-même. Autrement dit, l’expérience faite par l’enfant révèle qu’il existe une forte relation entre l’absence de la mère et le désir de s’absenter, de disparaître. Le rapprochement entre les deux textes de Freud montre d’une part que la mort et l’absence sont étroitement liées dans l’imaginaire et d’autre part que l’absence de l’autre entraîne le désir de l’absence de soi. Mais c’est peut-être Pierre Fédida, notamment parce qu’il a tenté de relier l’écriture à l’absence, qui nous permettra de mieux saisir quelle relation le poète entretient avec l’absence et l’absent ou absente. Dans son ouvrage intitulé L’absence, paru en 1978, Pierre Fédida établit très vite une relation entre l’écriture et l’absence:

« L’écrit – écrire –entretient un rapport interne avec l’absence: sans doute par l’effet d’un miroir imaginaire propre aux tentations de reconstituer l’identité perdue. Mais plus certainement parce que l’absence participe des inquiétantes étrangetés qui menacent la certitude des perceptions et des pensées ». [5]

L’absence d’un père ou d’une mère, lorsqu’elle survient de façon incompréhensible, produit une angoisse à laquelle le sujet, s’il en a la capacité, tentera inconsciemment d’échapper par l’écriture. Or Roger Munier comme Paul Celan ont tous deux été confrontés à la mort, donc à la figure impensable d’un ou d’une absente, Roger Munier par le décès de son père neuf mois seulement après sa naissance, et Paul Celan par le décès de son père, puis de sa mère dans un camp d’extermination. L’absence du père apparaît très tard dans l’œuvre de Roger Munier puisque c’est seulement en 2001 qu’il écrit un texte intitulé « L’absent » dans lequel il évoque la mort de son père en établissant clairement, dans une sorte d’auto-analyse, une relation avec sa pensée de l’absence:

« Le manque de père, je le sais à présent, fut pour moi l’épreuve nue du manque. L’absence du père m’a préparé, prédisposé à reconnaître l’absence – comme absence. Elle fut un vide, et sans contours, mais opérant. L’absence ne s’apprend pas. Elle investit à sa manière, inapparente et sans bruit. Elle est épreuve, mais incernable, épreuve néante, si l’on peut rapprocher ces deux mots ». [6]

Cette évocation de la mort du père établit de façon nette une relation entre la mort du père et le néant, car elle est vécue comme « épreuve néante », épreuve invisible, épreuve à ce point identifiable à l’anéantissement de l’épreuve que Sartre, qui a subi la même, déclare dans Les Mots: « Ce n’est pas tout de mourir: il faut mourir à temps. Plus tard, je me fusse senti coupable » [7], et il convient de voir là une différence majeure entre la pensée de l’absence chez Celan et Munier: Paul Celan, jeune adulte lorsque meurent ses parents exprime dans son œuvre un sentiment de culpabilité que Roger Munier, qui a perdu son père lorsqu’il était bébé, n’éprouve pas.

La relation entre la mort des parents de Celan et son écriture poétique n’est plus à démontrer. L’image de la mère comme figure de l’absente semble donner mission au poète, dès l’annonce de la mort de la mère, de lui donner présence par la poésie. C’est dans un poème classé dans Das Frühwerk que le poète s’adresse directement à sa mère:

Es fällt nur, Mutter, Schnee in der Ukraine:
des Heilands Kranz aus tausend Körnchen Kummer.

Voici que tombe, mère, de la neige en Ukraine:
la couronne du Sauveur en mille grains de chagrin.

Et le poète qui s’identifie à Orphée laisse entendre que lui seul, en acceptant de vivre, peut rendre la mère présente:

Von meinen Sternen nur wehn noch zerrissen
die Saiten einer überlauten Harfe…

Denn hängt zuweilen eine Rosenstunde.
Verlöschend. Eine. Immer eine…
Was wär es, Mutter: Wachstum oder Wunde –
versänk auch ich im Schneewehn der Ukraine?

« De mes étoiles ne flottent plus rompues
que les cordes d’une harpe suraiguë…

S’y accroche parfois une heure de rose.
Qui s’éteint. Une. Encore une…
Que serait-ce mère, croissance ou blessure –
si je sombrais aussi dans les congères de l’Ukraine? »
[8]

Là aussi, le poète a clairement conscience qu’il existe une relation entre l’absence de la mère et l’écriture, plus exactement la parole lyrique, puisque « les cordes d’une harpe suraiguë » renvoient à la figure d’Orphée qui, par son chant, détient le pouvoir de sauver Eurydice des Enfers. Dans ce poème les références à la mythologie grecque, au christianisme (le Sauveur) et à l’hassidisme (la rose) se mêlent pour tenter de rétablir le dialogue avec la mère qui est la deuxième personne à laquelle le poète s’adresse par l’apostrophe « Mutter ». La responsabilité du poète est lourde; pour sauver sa mère de l’oubli, il lui faut repousser la tentation de disparaître dans « les congères de l’Ukraine ».

Mais les références explicites au père ou à la mère sont rares, les éléments biographiques sont le plus souvent gommés pour laisser place à une pensée poétique de l’absence chez Roger Munier et à une poésie qui pense sans cesse aux absents chez Celan.

De cette nécessité de maintenir le lien avec le monde de l’absence naît une pensée du Nichts ou du rien dans les deux œuvres. En ce qui concerne la référence au rien (Nichts), il nous semble intéressant d’examiner la façon dont les deux auteurs lisent l’œuvre de Heidegger avant d’en venir à la mention du rien dans leurs œuvres. Celan a annoté dans l’un de ses cahiers certains passages de la conférence de 1929, Was ist Metaphysik?, notamment le passage où Heidegger, parlant de la parole biblique « ex nihilo nihil fit », critique la réduction du Nichts au sens de « völligen Abwesenheit des außergöttlichen Seienden ». Celan note « das Nichts = ens summum ens = Gott = ens increatum », non pas comme sa pensée propre mais comme celle de la dogmatique chrétienne schématisée à partir d’une phrase de Heidegger [9]. Cette notation semble montrer qu’il adhère à la critique heideggérienne, que comme Heidegger il s’interroge sur le Nichts, mais elle ne dit pas qu’il accepte l’assimilation heideggérienne du Nichts dévoilé dans l’angoisse au Sein. Quant à Roger Munier, il n’adhère ni à la conception du néant de la dogmatique chrétienne, ni à l’assimilation du Sein et du Nichts proposée dans la conférence de 1929. Se situant dans l’héritage de Maître Eckhart, il envisage le néant comme déité (Gottheit) qui ne se confond pas avec le Sein dont parle Heidegger. Interrogé par Francis Pourkat sur le rien, Roger Munier renvoyant explicitement à Maître Eckhart répond:

« Sur la notion du rien, si c’en est une, on peut remonter à Maître Eckhart, pour qui la Gottheit, la Déité, l’Au-delà de Dieu, est le Néant. C’est un néant et, en même temps, c’est ce qui est suprême. Le Rien est ultime, l’Ultime. Tout vient de rien et tout va à rien ». [10]

La Bibliothèque philosophique de Paul Celan excluant les mystiques, il n’est pas possible de savoir par cet ouvrage quelles étaient les remarques portées par Celan en marge des livres de Maître Eckhart, bien que l’ouvrage atteste qu’il l’avait lu. Seules y figurent des références à Maître Eckhart relevées lors de la lecture de philosophes mais elles suffisent à attester que Celan avait bien lu Maître Eckhart. [11]

Si nous en venons à la mention du rien dans l’œuvre poétique des deux auteurs, force est de constater qu’il est moins présent sous sa forme substantivée chez Paul Celan que chez Roger Munier où il est omniprésent sous cette forme. Cependant la mention du Nichts chez Paul Celan se produit notamment dans un poème fondamental de Die Niemandsrose ; il s’agit de « Mandorla » : « In der Mandel – was steht in der Mandel? / Das Nichts./ Es steht das Nichts in der Mandel./ Da steht es und steht. [12]«  Ce poème qui se présente comme une interrogation sur le Nichts, autant que sur l’amande ou sur l’œil, doit retenir toute notre attention, notamment parce que le verbe employé n’est pas sein mais stehen. Le Nichts de Celan, certes lié à la mystique juive est également proche du Niht de Maître Eckhart, de même que la rose du titre renvoie tout autant à un élément majeur de la Kabbale qu’à « la rose sans pourquoi » de Silesius. En effet, si la rose est rose de Niemand, c’est qu’elle n’est pas rose d’un dieu nommable. Si la rose maintient la relation à la croyance, celle-ci ne peut être que croyance en un dieu absent, un dieu qui a laissé les hommes dans un monde sans pourquoi. Car comment trouver un pourquoi à Auschwitz, comment justifier l’assassinat de la mère par les nazis? La rose ne peut être que sans pourquoi, sans fondement. Dans l’amande ou le regard, le poète fait l’expérience du rien comme si le cœur de l’amande contenait non pas son fondement mais une absence, un manque de fondement, comme si le regard ne reflétait plus qu’un rien, c’est-à-dire une absence. Absence des victimes des nazis, absence de Dieu? Sans doute les deux. Si l’amande n’a plus de fondement, si le regard ne reflète plus que le rien, la lecture du monde ne peut être que négative. Mais le négatif n’est pas nihilisme au sens commun du terme. Le négatif renvoie à la mystique négative, à l’impossibilité de penser Dieu, notamment en raison de l’impossibilité de penser d’un même mouvement la Vernichtung et l’existence d’un Dieu. Nous sommes proches de Maître Eckhart qui, dans le Sermon 71, « Et ce néant était Dieu » commente le texte biblique qui dit que lorsque Paul se releva il ne vit rien. Maître Eckhart écrit: « quand il se releva de terre, les yeux ouverts, il ne vit rien, et ce néant était Dieu; car, lorsqu’il vit Dieu, il l’appelle un néant » [13].

Chez Roger Munier le rien est présent dès Le Seul publié en 1970. Il écrit en effet: « […] la présence qui d’elle-même se voile sera reconnue dans son absence simple, hors de tout rêve et nostalgie, comme l’absence de soi dans le fini qu’elle est » [14]. La présence est voilée et le sujet se trouve devant des choses qui lui paraissent sans pourquoi, finies, et du fait de leur finitude sans lien possible avec un Dieu. Pour rendre compte des étants, il ne faut donc pas, comme le fait Heidegger dans Was ist Metaphysik?  que Roger Munier a retraduit  assimiler le Nichts au Sein. Le rien de Roger Munier échappe aussi à la catégorie de l’être et dans une méditation intitulée « Du Rien », l’écrivain précise que « le Rien se déploie avant l’être ». Le Rien n’est pas Dieu, il est le sans nom. Et dans son dernier recueil, Pour un psaume, Roger Munier a intitulé la troisième section « L’Absent ». Mais qui est l’Absent? La réponse apparaît dans ce fragment: « Comment douter de Dieu? On ne doute pas d’une Absence » [15]. Dieu se caractérise par son absence, on n’a de lui que des traces.

Mais ce qui distingue Celan de Roger Munier, c’est qu’il ne peut pas célébrer véritablement le Nichts, même si celui-ci l’interroge et le fascine. Le Nichts de Celan est ambivalent: il est à la fois le mystère de l’amande et en cela il fascine, mais il est aussi la marque de l’anéantissement comme Vernichtung. Si la poésie de Celan n’est pas exempte d’un désir d’anéantissement du sujet poétique, lequel peut disparaître de l’énonciation, rien ne permet d’affirmer qu’il ait célébré son propre anéantissement et, contrairement à Yves Bonnefoy [16], nous préférons ne pas interpréter le suicide de Celan. Dans Sprachgitter, il associe le rien à la lumière et montre dans « Strette » qu’il faut tout faire pour croire:

« Also
stehen noch Tempel. Ein
Stern

hat wohl noch Licht.
Nichts,
nichts ist verloren ».
[17]

La fascination pour le rien s’exprime aussi dans le poème d’ouverture à Die Niemandsrose lorsque Celan écrit:

 » O einer, o keiner, o niemand, o du:
Wohin gings, da’s nirgendhin ging? »
[18]

mais le « du » étant immédiatement associé à « gräbst » et l’union entre le ich et le du n’étant possible que par l’action de creuser une fosse, graben« O du gräbst und ich grab », il est bien difficile de dire si Celan célèbre véritablement le « niemand » et le « nichts ». Le lyrisme le laisse penser mais le « O » peut aussi bien exprimer la désolation devant l’incompréhensible et dans ce cas le chant ne peut pas être un hymne au Nichts. Dans Sprachgitter, le Nichts est lié au sang à travers l’association du genêt qui blesse les mains du cueilleur et du soleil couchant au dessus de la mer en Bretagne; le Nichts, à l’heure de la prière du soir de la religion juive, verse le sang, il n’est donc pas possible de le célébrer véritablement bien qu’il soit en même temps à l’origine de la beauté du paysage:

« […]es ist Abend, das Nichts
rollt seine Meere zur Andacht,
das Blutsegel hält auf dich zu.

Et un peu plus loin, l’association revient:

« Hände, die dorn-
umworbene Wunde, es läutet,
Hände, das Nichts, seine Meere,
Hände, im Ginsterlicht, das
Blutsegel
hält auf dich zu ».
[19]

En revanche, Roger Munier va jusqu’à célébrer son propre anéantissement car il signifie le retour au fondement: « Dieu n’est Dieu en son délice que parce qu’il est Néant. Le Néant seul est délice. On en approche dans la volupté déchirante, ou dans la douleur, qui touche au même [20]« . Le Rien, qu’il soit pensé à travers la mystique ekhartienne ou l’hassidisme ne peut être abordé que dans la douleur parce qu’il suppose l’anéantissement, que ce soit celui du sujet poétique ou celui des autres. La douleur rendue par l’image du sang associée au rien dans « Matière de Bretagne » chez Paul Celan et en même temps confondue avec l’évocation du soleil couchant sur la mer est également liée de façon antithétique à la volupté, mais « volupté déchirante » chez Roger Munier. Il convient aussi de signaler que l’inscription du rien dans le poème ou la prose poétique s’accompagne nécessairement d’un silence, marqué par l’ellipse et le passage à la ligne chez Celan, par la suspension de l’aphorisme chez Roger Munier.

***

Bien que tous deux aient été des lecteurs assidus de Heidegger, Paul Celan et Roger Munier ne reprennent pas la conception du Nichts comme Sein et accordent leur attention à l’absence plutôt qu’à la présence. Nous pouvons voir deux raisons à cela: d’abord une relation constante à l’absence qui jusque dans l’inconscient du texte associe la personne absente – père ou mère – à la nécessité d’une écriture qui la sauve de l’oubli; ensuite nous pouvons voir que, selon la tradition de la mystique rhénane qui rejoint la mystique hassidique lorsqu’il s’agit du néant, le Nichts ou rien apparaît davantage comme un niemand, comme une absence, que comme une simple négation. Le poète met alors le lyrisme au service de ce Nichts que l’on ne peut véritablement célébrer chez Celan en raison de la Vernichtung mais qui fascine malgré tout le poète, le contraignant à demeurer un Orphée des temps modernes. Pour Roger Munier, la célébration est possible comme célébration de son propre anéantissement. Rejoindre l’absent ou l’absente dans le Nichts, accepter l’incompréhensible du niemand, tel semble être ce qui rapproche les deux œuvres.

Chantal Colomb-Guillaume

[1] Martine Broda, poète et traductrice très renommée de Paul Celan, auteur de Dans la main de personne, essai consacré à Celan, est décédée le 30 avril 2009 tandis que nous préparions la version écrite de cette communication prononcée le 20 mars à la Maison Heinrich Heine. Martine Broda était aussi poète et directrice d’un centre de recherches du CNRS, membre d’une équipe de recherches au sein du laboratoire dirigé par Michel Collot, « Ecritures de la modernité » du CNRS-La Sorbonne Nouvelle Paris 3. Elle était notre collègue et son nom est en France étroitement associé à celui de Paul Celan.
[2] Paul Celan, La Bibliothèque philosophique, catalogue raisonné des annotations établi par Alexandra Richter, Patrick Alac, Bertrand Badiou, Paris, éd. rue d’Ulm, Presses de l’ENS, 2004.
[3] S. Freud, Die Traumdeutung, Francfort-sur-le-Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 1991 [1942], chap. V, p. 262. Traduction française de Y. Meyerson, L’Interprétation des rêves, Paris, PUF, 1971: « Pour l’enfant, à qui nous épargnons la vue des souffrances qui accompagnent la mort, être mort signifie seulement être parti, ne plus déranger les survivants. Il ne se demande pas si cette absence résulte d’un voyage, de l’éloignement ou de la mort ».
[4] Jenseits des Lustprinzips. (II. Beiheft der Internationalen Zeitschrift für Psychoanalyse.) Zweite Auflage. Leipzig, Wien und Zürich 1921. Traduction française par Jean Laplanche et J.B. Pontalis, Essais de psychanalyse, Paris, éd. Payot, pbp, 1981, p. 53, note 2: « Cette interprétation fut pleinement confirmée par une observation ultérieure. Un jour où sa mère avait été absente pendant de longues heures, elle fut saluée à son retour par le message Bébé o-o-o-o, qui parut d’abord inintelligible. Mais on ne tarda pas à se rendre compte que l’enfant avait trouvé pendant sa longue solitude un moyen de se faire disparaître lui-même. Il avait découvert son image dans un miroir qui n’atteignait pas tout à fait le sol et s’était ensuite accroupi de sorte que son image dans le miroir était « partie ». »
[5]Pierre Fédida, L’Absence, Paris, Gallimard, 1978, pp. 7-8.
[6] Roger Munier, « L’Absent », dans Europe, nov.-déc. 2003, n° 895-896.
[7] Jean-Paul Sartre, Les Mots, Paris, Gallimard, « Folio », 1964, p. 19.
[8] Paul Celan, Die Gedichte, kommentierte Gesamtausgabe, Francfort, Suhrkamp Verlag, 2003, p. 399; trad. de Fernand Cambon, dans Europe, Paul Celan, Paris, janvier-février 2001, n° 861-862, p. 35.
[9] Voir P. Celan, La Bibliothèque philosophique, op. cit., p. 410.
[10] R. Munier, Entretien avec Francis Pourkat, dans L’Animal, n° 11/12, hiver 2001-2002, p. 151.
[11] P. Celan, La Bibliothèque philosophique, op. cit., voir l’index des noms propres, p. 772.
[12] P. Celan, Die Gedichte, op. cit., p. 142.
[13] Voir Acte des Apôtres (8-9) et Maître Eckhart, sermon 71, dans « Et ce néant était Dieu », trad. P.J. Labarrière, Paris, Albin Michel, 2000, p. 90.
[14] Roger Munier, Le Seul, Paris, Tchou, 1970, rééd. Deyrolle, 1993, p. 108.
[15] R. Munier, Pour un psaume, Paris/Orbey, éd. Arfuyen, 2008, p. 58.
[16] Voir: Yves Bonnefoy, « Paul Celan », dans La Revue des Belles-Lettres, Paul Celan, n°2-3, 1972, p. 91.
[17] Celan, « Strette » dans Grille de parole, éd. bilingue, trad. de Martine Borda, éd. Christian Bourgois, 1991 (Fischer Verlag 1959), p. 102-103: « Ainsi / il y a encore des temples. Une / étoile / a sans doute encore la lumière. / Rien, / rien n’est perdu ».
[18] Celan, La Rose de personne, Die Niemandsrose, éd. bilingue, trad. de Martine Broda, éd. Le Nouveau Commerce, 1979 (Fischer Verlag, 1963), p. 12-13: « O un, ô nul, ô personne, ô toi: / où ça menait, si vers nulle part? »
[19] Celan, « Matière de Bretagne », Grille de parole, op. cit., p. 48-49: « c’est le soir, le Rien / roule ses mers à la prière, / la voile de sang vient sur toi. » […] « Mains, la plaie courtisée / d’épine, on sonne, / mains, le Rien, ses mers, / dans la lumière du genêt, la / voile de sang / vient sur toi ».
[20] R. Munier, Pour un psaume, op. cit., p. 69.