Extraits de la correspondance René Char / Roger Munier
Roger Munier, le 3 janvier 1954
Neuilly, 1 rue du Midi, 3 janvier 1954
Cher René Char
Par une curieuse coïncidence, je trouve traduit dans le numéro de janvier de la NRF le texte de Heidegger dont je vous avais parlé chez Ménard. Jacques Gérard a choisi comme traduction du titre allemand « Der Feldweg » : « Le Sentier ». J’aurais quant à moi préféré « Le Chemin de Terre » qui rend de façon plus précise le terme allemand. Le sentier se dit en allemand : der Pfad. Mais ceci est peu de choses et la traduction, comparée à l’original me paraît excellente. Ce texte me semble d’une grande beauté et je suis sûr que vous vous sentirez en profond accord avec lui.
À ce propos, accepteriez-vous que j’écrive de vous à Heidegger. Il me semble que s’il vous connaissait, il reconnaitrait en vous un de ces « penseurs essentiels » dont les intuitions rejoignent les siennes. Heidegger allie toujours « die Denkenden und die Dichtenden », les « penseurs et les poètes » dans une même estime attentive. Je pense qu’il serait heureux et honoré de recevoir vos livres.
Adieu cher René Char. Et merci encore de tout ce que vous m’avez déjà apporté de précieux. Les contacts avec vous sont comme un retour à la source, à l’origine. Je regarde vers l’avenir que vous êtes avec confiance et certitude. Travaillez avec la pensée de cette attente que les meilleurs d’entre nous mettent en vous.
Je termine en vous redisant la joie que me ferait un envoi de vous du « Poème pulvérisé ». Mais que ceci ne vous cause ni ennui ni dépense excessive.
Je vous serre la main chaleureusement et respectueusement.
Votre
Roger Munier
René Char, le 8 janvier 1954
Roger Munier, le 20 mai 1967
René Char, le 29 mai 1967
Cher Roger Munier
À l’heure où par l’esprit et par le cœur la plupart des hommes ne sont plus que l’image du lit ingrat d’anciens torrents, votre parole d’amitié a un bruit de source qu’il m’est toujours doux d’entendre. Je vous remercie de votre lettre. Elle m’a consolé. J’ai revu à travers elle l’une de ces belles aurores de mon enfance qui, en même temps qu’elle m’éveillait, lâchait dans les prairies sur lesquelles donnait ma fenêtre, une nuée d’écoliers et de boutons d’or qui, il me semblait, étaient les entrepreneurs de l’avenir, des entrepreneurs distincts des autres… Votre ami
René Char
Roger Munier, le 5 janvier 1968
Cher René Char
Il est bien tard, il est à peine correct de vous remercier si tard du précieux envoi pour saluer l’an nouveau « Sur la poésie ». Mais c’est que ma reprise, après la secousse de cette opération, ne s’est pas faite sans quelque peine. J’ai voulu me remettre à mon travail aussi tôt que possible et je dois dire qu’à la fin des jours je me trouvais le plus souvent las et comme sans force. À présent ce cap difficile est passé.
Merci donc, cher René Char, de ce petit livre royal. Bref et dense, lourd dans son mince volume, comme une goutte de mercure au creux de la main. Mouvant, toujours en éveil, toujours prêt à se dérober, comme elle, par sa seule gravité. Comme elle en fuite perpétuelle vers son centre. Mais pesant de tout son poids au cœur de la paume attentive qui sait le retenir.
Sa découverte, pour moi, remonte à loin. C’était à Tokyo, en 1956, je crois. Il y a, sur la Ginza, un grand magasin appelé Maruzen où j’étais allé faire quelques achats. Je remarquai un rayon important de librairie. Je m’approchai et, dans la partie française, je tombai en arrêt devant un exemplaire de la première édition de votre livre. Comment était-il venu jusque là ? Il avait dû être feuilleté souvent, car il avait perdu sa fraîcheur. Abimé par des mains, non par le temps. Qui, là-bas, si loin, pouvait rêver un instant, au passage, sur ces textes souverains ? Qui les entendait, s’ajustant de si loin à votre voix ? Je n’achetai pas le volume. Je ne sais quoi me retenait de le faire. Il fallait qu’il soit là. Présent dans ce lieu insolite, comme un appel, une sorte d’injonction. Qu’il demeure.
Après, je ne l’ai plus retrouvé. Et le voici à nouveau, neuf, grossi d’une sagesse accrue. Le voici après plus de dix ans…
Cher René Char, merci encore. Merci, de tout cœur aussi, du mot qui marquait votre envoi. Oui l’œuvre se fait peu à peu. Je remets à Gallimard, d’ici un mois, le manuscrit de « L’Homme antérieur », livre où il me semble voir mon premier livre, celui qu’absolument je ratifie, car il est fait de ma longue attente et de ce que je suis devenu… J’espère qu’il vous parlera.
Je vous demande d’accepter, cher René Char, ma pensée, ma présence, mon affection.
Votre Roger Munier, le 5 janvier 68
René Char, le 24 septembre 1968
Très cher ami
N’est-ce pas toujours la cruelle mesure intacte sous la disloquée démesure ? A croire ce va-et-vient… Ce fut une joie, une joie véritable de vous revoir aux Busclats, mais avec un cerne d’inquiétude après que vous m’eûtes dit ce que votre corps vous coûtait encore de souffrances. À mon âge tout apparaît – ce bris – normal, mais au vôtre !
Merci pour votre Parole, ce beau texte « D’un seul tenant ». Une Annonciation y fait passer son frisson derrière l’arc-en-ciel noir toujours recommencé. Et le frisson éclaire et occupe un espace aux deux bouts qui gagne sans cesse.
Cher Roger, donnez-moi de vos nouvelles avec régularité, brièvement quand cela vous pèsera, mais toujours sûrement.
Nous aurons un long chemin à faire ensemble sans songer que nous le faisons.
Avec affection
René Char
Roger Munier, 10 avril 1970
René Char, 15 avril 1970
Roger Munier, le 29 décembre 1972
29 décembre 1972
Cher René
Ce début de l’an nous trouve dans cette campagne où notre vie va désormais suivre son cours. La maison bientôt sera prête et tout en place pour le déménagement qui aura lieu fin mars. Il n’y a devant nous qu’une certitude fragile, mais c’est une certitude pourtant – et nous entrons tous dans ce risque, le cœur un peu battant mais plein de courage.
Que vous souhaiter de mieux que la même attente éblouie, le même accueil de ce qui vient ? Je serre vos mains et celles d’Anne avec plus d’affection que jamais au seuil de cet an vraiment nouveau !..
(Il y a tout de même des nouvelles heureuses, par exemple celle de la publication par Gallimard de mon nouveau livre L’instant. Oui cela me fait plaisir, car l’accueil a été presque immédiat. (Il s’agit de petits textes du genre de ceux publiés dans le dernier « Commerce ».)
Bonne année paisible et belle !
Roger
Nous rentrons à Paris le 2 janvier.