Pour saluer Roger Munier
Par Pierre Assouline
lemonde.fr, 16 août 2010
Au moins que cela serve à cela, ces nécrologies qui sont de longue date un genre en soi dans les grands quotidiens de langue anglaise, ces saluts que nous adressons à des écrivains qui viennent de disparaître : que leur vertu soit parfois de donner aux lecteurs l’occasion de découvrir une œuvre dont ils n’avaient jamais entendu parler.
Ce qui est probablement le cas aujourd’hui. Roger qui ? On imagine que ce sera la réaction première d’un grand nombre en apprenant la disparition de cet écrivain, traducteur et critique né en 1923. On ne peut pas dire qu’au cours de sa longue vie, Roger Munier ait encombré les tréteaux médiatiques ni même les pages littéraires des journaux. L’oeuvre est pourtant là, qui s’impose discrètement par sa singularité et sa régularité. Des textes publiés à partir de 1963 par Gallimard et nombre de petits éditeurs de grande qualité auxquels le liait une fidèlité réciproque (Arfuyen, Le Nyctalope, Atelier La Feugraie, La Clairière, Encre marine, Fata Morgana, Lettres vives,, José Corti, Deyrolle, Rehauts, Le Temps qu’il fait) mais aussi une présence qu’il manifestait par un rôle d’intercesseur. Ainsi ce matin une radio se souvenait-elle de lui comme celui qui avait présenté René Char à Martin Heidegger dont il avait traduit la Lettre sur l’humanisme ainsi que Le retour au fondement de la métaphysique. On ajoutera qu’il assurait cette fonction de passeur original en éditant dans la collection “L’espace intérieur” dont il avait la responsabilité chez Fayard des recueils sur les spiritualités d’Asie et d’Orient. Et un peu partout par une longue activité de traducteur à partir de plusieurs langues (Octavio Paz, Angelius Silesius, Héraclite…) ce qui n’est pas commun (non plus que son parcours extra-littéraires, Munier ayant occupé des responsabilités dans la métallurgie après une formation philosophique et théologique…)
Roger Munier était un écrivain du fragment dont les réflexions et méditations revêtaient naturellement une forme poétique dans une langue parfois héritée des mystiques. On les lit aussi parce qu’elles sont nourries de cette curiosité pour les autres traditions, et souterrainement irriguées par des fleuves de mots et de sensations qui prennent leur source aussi bien dans les sermons de Maître Eckhart que dans des haïkus de Basho. De son oeuvre rare, édifiée dans l’amitié ou la proximité de Martin Heidegger, Paul Celan, Yves Bonnefoy, Cioran, Roger Laporte, sans oublier l’ancien compagnonnage de Pascal et Rimbaud. Toutes traces qui se retrouvaient à chaque pas de ses écrits. En épigraphe sur la page d’accueil du site qui lui est consacré, on trouve ces mots :”Le monde est le voile éclatant d’une splendeur qui se dérobe”. A ceux qui ne l’ont jamais lu, on ne saurait trop conseiller, en guide d’invitation à son oeuvre, le long entretien qu’il avait accordé à Chantal Colomb et que les éditions Lettres vives avaient publié en 1999 sous le titre Sauf-conduit (107 pages, 15,25 euros). ”L’enjeu poétique” en est le sous-titre car c’est bien de cela qu’il s’agit même s’il assurait que le concept demeurait son terrain. Se tourner vers ce qu’il évoquait comme “la dimension d’inconnu” en interrogeant l’invisible dans le visible.
En cherchant l’extase dans le monde, il n’espérait pas trouver sa propre extase mais bien celle du monde. Il était de ces écrivains qui n’aiment rien tant que célébrer dans la pure louange, adhérer dans l’émerveillement. Célébrer, mais de manière intransitive, comme Rilke y parvenait dans ses élégies. Il interprétait le détachement de Maître Eckhart comme une invitation au retranchement. Il n’en jouait pas moins par force le jeu du monde, sérieusement et rigoureusement, mais sans y croire et tout en aspirant à se perdre dans le néant. A le lire et à l’écouter, on est pris par son souci de la langue, de la précision des mots, du perpétuel retour à leur étymologie, de la constante préoccupation de leur origine, avant de les voir se déployer sous nos yeux en ayant le sentiment qu’ils se rencontrent pour la première fois. Mais là encore, il refusait d’être dupe, sachant pertinemment que jamais les mots ni le silence ne feraient l’affaire. Est-ce pour cela qu’il invitait volontiers à arrêter de parler, d’écrire, de penser, de sentir même, ou tout simplement parce que “la pause est divine” ?
“Ce qui m’anime, obstinément me hante, c’est de tenter d’atteindre le monde sans mon approche couvrante : le monde sans moi. Est-ce possible ? Il me semble que non. Mais le monde peut parfois faire un pas vers nous. Et peut-être, mais ce n’est qu’une hypothèse que je risque : de même que le corps s’ouvre en ses profondeurs dans ce qui n’est plus la santé, de même le monde se rend-il accessible dans ce qu’il a pour ainsi dire de blessé. Dans ses zones effacées, sans rien du prestige des grands paysages qui requièrent nos sens et les comblent, dans ses régions infimes, plus secrètes, en esquive, insignifiantes même. Dans ses friches ou ses lieux arides, ses déserts. La beauté captivante du monde ne va qu’à lui et peut faire illusion, comme la santé dans nos relations avec le corps. Il me semble qu’à l’opposé de tout attrait, dans la pure absence d’éclat, le monde, plus sûrement, mystérieusement, fait signe…”
Pierre Assouline