René Char et Heidegger en Provence
Par Roger Munier
Les habitants du Thor savent-ils que le nom de leur ville est passé dans l’histoire de la philosophie ? C’est au Thor, en effet, qu’eurent lieu trois des derniers séminaires que Heidegger a tenus de son vivant, d’où le nom qu’on leur a donné de Séminaires du Thor.
Heidegger ne pouvait qu’être attiré par la Provence, terre antique, proche dans ses paysages de celle de la Grèce archétypale dans sa pensée, terre aussi de Cézanne, qu’il admirait. Mais pourquoi précisément le Thor ? L’amitié de Char fut déterminante dans ce choix pour les séminaires.
Char et Heidegger s’étaient rencontrés pour la première fois en 1955, chez Jean Beaufret, lors d’un dîner organisé par celui-ci, au début du séjour de Heidegger en France à l’occasion du Colloque de Cerisy. Avant le voyage Beaufret avait demandé à Heidegger qui il souhaitait rencontrer lors de son séjour. Heidegger avait aussitôt cité deux noms : Georges Braque et René Char.
Beaufret m’en avait parlé, précisant que pour Braque, il pouvait se charger de la rencontre, mais qu’il n’avait pas de rapports directs avec Char et, sachant que j’en avais, me demandait d’être son intermédiaire auprès du poète. Ce qui fut fait.
Le dîner eut donc lieu. Il fut simple et cordial et le vrai début d’une amitié entre le philosophe et le poète. Kostas Axelos et moi, qui assistions au repas et faisions office d’interprètes, car Char ne parlait pas l’allemand, ni Heidegger le français, en eûmes la preuve au sortir de la rencontre, lorsque Char, résumant son impression qui était forte nous dit : « C’est la première fois que je suis en présence d’un philosophe qui ne cherche pas à m’apprendre ce qu’est la poésie. »
Par la suite, Char invita Heidegger à venir le voir en Provence et, comme il le faisait souvent pour ses hôtes, en raison du manque de place dans sa maison des Busclats, l’hébergea à l’hôtel du Chasselas du Thor, tout proche de L’Isle-sur-la-Sorgue. L’idée vint donc, à Jean Beaufret semble-t-il, d’utiliser cette base provençale pour la tenue d’éventuels séminaires, auxquels la proximité de René Char donnerait un poids accru dans la foulée de l’amitié, et une aura exceptionnelle. Après un premier essai informel en 1966, il y en eut deux, organisés selon les vues du Maître, en 1968 et 1969 et ils se tinrent à l’hôtel du Chasselas. Je n’y assistais personnellement qu’en fin de semaine, mon travail professionnel ne me laissant pas d’autre liberté de mon temps. C’est ainsi que je reçus, le 9 septembre 1966, pour la première rencontre, un télégramme que j’ai précieusement gardé dans mes papiers ainsi libellé : « Heidegger propose vous voir ce dimanche. Il repart lundi Fribourg. Adresse Hôtel Chasselas Le Thor – Vaucluse. Très amicalement René Char. »
Je ne suis pas près d’oublier la rencontre matinale avec Heidegger, pour ainsi dire à son lever, au moment où il ouvrait les volets de sa chambre d’hôtel, tandis que j’attendais en bas, dans le parc et, me découvrant, me faisait un grand signe d’amitié de sa fenêtre. Peu après, déjeunant avec lui et quelques autres participants au Séminaire dans une atmosphère bon enfant et comme de vacances, on se préparait à la séance studieuse qui commençait à neuf heures et durait jusqu’à treize heures, moment du déjeuner en commun dans la salle à manger de l’hôtel, parmi d’autres hôtes.
J’aimerais fixer quelques détails.
Sur le Séminaire d’abord, dans l’organisation telle que Heidegger la concevait et qui prévalut en 1968 et 1969. Il comportait autant de jours que de participants, soit une semaine environ, chacun des participants devant rédiger le protocole de la séance quotidienne, dont le texte était approuvé à la séance du lendemain – ce qui en garantissait la teneur pour la publication, notamment des propos de Heidegger traduits en français et, comme tels, avalisés par lui. Quant à la salle de travail, le propriétaire de l’hôtel, M. Joulé, nous avait réservé une pièce jouxtant la grande salle à manger. Le silence de l’endroit n’était que rarement troublé et permettait la concentration indispensable. Heidegger parlait dans sa langue maternelle, mais pouvait globalement suivre des propos en français, lors des interventions. Pour les moments de détente, avant le travail ou après, il y avait le parc de l’hôtel, assez spacieux et planté de grands arbres, où l’on pouvait converser à l’ombre. Après le déjeuner, Heidegger, qui avait à l’époque près de quatre-vingts ans, se reposait une petite heure. L’après-midi était réservé aux excursions ou, le plus souvent, à une longue et amicale visite à René Char, dans sa maison des Busclats, à L’Isle-sur-la-Sorgue.
Le poète y offrait son hospitalité généreuse, sous les arbres. La conversation était sans apprêt, à la différence des propos tenus le matin lors du séminaire et sur lesquels, en ces moments de détente heureuse, Heidegger jamais ne revenait. Il écoutait le poète et ses hôtes, le plus souvent silencieux lui-même, heureux simplement d’être là. Il arrivait qu’on passe dans la maison, comme cette fois dont j’ai gardé le souvenir, pour y admirer des éditions rares, sur grand papier, de livres de Char illustrés par les plus grands noms ou, sur les murs, les tableaux signés de Giacometti, Nicolas de Staël, Braque, Picasso, Brauner… Heidegger ouvrait des yeux émerveillés sur ces richesses. Manifestement, elles lui révélaient un monde qui n’était guère le sien. Quiconque a pu approcher le vieux penseur dans son cadre de vie, que ce soit chez lui à Fribourg ou dans la spartiate Hütte de Forêt Noire, n’a pu qu’être frappé par l’extrême sobriété du décor. La pensée était son seul constant souci, son habitacle. Au Busclats s’ouvrait pour lui comme un autre univers, que l’accueil souriant de Char rendait aussitôt chaleureux. Dans ces pauses du Séminaire, la philosophie rendait visite à la poésie en un hommage simple, autour d’un verre de vin agrémenté de raisins et de figues fraîches que le poète allait souvent lui-même cueillir sur ses arbres.
Si Char paraissait lui-même heureux, animait la conversation, Heidegger parlait peu, tout au plaisir du seul contact avec le poète, dans le lieu vivant de sa création, dans son « ethos », au sens originaire que Heidegger donnait au mot. On ne parlait pas de philosophie aux Busclats et Char ne participait pas aux séances du Séminaire. Puissance invitante, la poésie s’en tenait à la chaleur de son accueil, dans les beaux après-midi de Provence.
J’ai pourtant souvenir d’une visite que Char nous fit au Rebanqué, après les travaux du matin, le dimanche 7 septembre 1969. Le temps, ce jour-là, était à l’orage qui éclata au moment du repas pris sur place, dans la vieille maison où tant d’écrivains et d’artistes amis de Char furent les hôtes de Madame Mathieu à qui elle appartenait : Braque, Camus, Bataille, Ponge et beaucoup d’autres. Donc l’orage éclata et les premières lourdes gouttes tombant sur la longue table où l’on avait travaillé nous chassèrent dans la maison. Je revois encore la scène, tandis qu’à la lumière des bougies, l’électricité étant coupée, Barbara Cassin qui était des nôtres procédait à la cuisson dans l’âtre de brochettes de viande. Le tableau, à la Georges de La Tour, incitait au silence, alors qu’au dehors l’orage se déchaînait, remplissant d’éclairs la pénombre de la pièce. L’heure, aussi bien, eût été à la gravité en raison des propos que venait de tenir le vieux Maître sur l’avenir incertain, difficile d’une authentique pensée de l’Être, qui demanderait beaucoup de temps et d’endurance fidèle de quelques-uns.
Léguer cet héritage était entre autres la raison de sa présence au Séminaire. « C’est pourquoi je suis ici – deswegen bin ich hier », avait dit Heidegger , sur un ton grave. « Ici », c’était bien en terre de Provence, au Rebanqué, qui se trouvait consacré comme terre philosophique, où son message était laissé en dépôt à quelques esprits, confié à une durée peut-être sans mesure.
Une fois l’orage passé, René Char vint nous rejoindre. On commenta l’événement. À Char qui, lui, disait être menacé, aux Busclats, d’atteintes de la foudre, Heidegger répondit qu’il l’était à son avis doublement, par l’eau qui courait non loin de la maison dans un ruisseau formant canal… et comme poète !
On partit ensuite pour une promenade dans la garrigue. Le chemin parfois montait et Char le foulait d’un pas égal, à grandes enjambées. Comme j’étais un instant seul avec Heidegger qui parfois peinait, celui-ci me confia : « Il va un peu vite et dès le départ d’une montée, alors qu’il vaut mieux commencer lentement pour trouver peu à peu le bon rythme. On voit que ce n’est pas un montagnard ! Les poètes sont des gens des sommets, impatients de la pente… »
Dès son premier contact avec la Provence, en mars 1958 à Aix où il était venu prononcer sa conférence sur « Hegel et les Grecs », Heidegger avait déclaré en préambule :
Pourquoi parlé-je ici, à Aix-en-Provence ? J’aime la douceur de ses pays et de ses villages ; j’aime la rigueur de ses monts, j’aime l’harmonie des deux ; j’aime Aix, Bibemus, la montagne Sainte-Victoire ; j’ai trouvé ici le chemin de Paul Cézanne, auquel de son début jusqu’à la fin, mon propre chemin de pensée, en une certaine mesure correspond. J’aime ce pays avec sa côte marine, parce que s’y annonce le voisinage de la Grèce. J’aime tout cela parce que j’ai la conviction qu’il n’y a pas d’œuvre essentielle de l’esprit dont les racines ne plongent dans un sol original sur lequel il s’agit de se tenir debout.
De tous ceux que Char appelait ses « alliés substantiels », on peut penser qu’il considérait Heidegger comme le plus grand. Comme sans doute, à l’horizon de la romanité, Char était pour Heidegger l’un des plus grands poètes vivants. Dans les dernières années de sa vie, Heidegger considérait sa rencontre avec Char comme un événement essentiel, qui compensait largement les épreuves qu’il avait traversées dans son pays. Ce n’est pas ici le lieu d’en parler. Mais la reconnaissance qui lui venait de France et, à son sommet, celle de Char, lui fut certainement un baume.
Je crois qu’il s’y était secrètement préparé. En dépit de ses racines et d’une histoire longtemps contraire, ce génie profondément germanique aimait la France. Les séjours du Thor lui étaient une belle évasion. François Fédier, qui lui offrait sa voiture pour le voyage, m’a dit l’espèce de joie qui s’emparait de lui au passage de la frontière, lors du voyage aller ; son visage s’éclairait, comme envahi d’une détente heureuse. Il se rembrunissait lors du même passage au retour, en retrouvant l’Allemagne…